La rage de vivre
On ne devait se voir qu’une demi-heure. R. est en pleine programmation de concerts et il n’a pas beaucoup de temps à me consacrer. Il m’accueille dans son appartement à Saint-Gilles pour une interview. J’avais rencontré R. quelques jours auparavant dans un troquet des Marolles où il devisait avec un musicien japonais au sujet de concerts futurs. Leurs échanges passionnés me révèlaient un monde qui m’est plutôt inconnu.
J’avais alors accosté R. en lui demandant s’il voulait bien m’accorder une interview dans le cadre du projet Urban Expedition.
Quelques jours plus tard je suis face à lui dans son antre de créativité. Une porte s’est ouverte sur un univers profond de noise, de sons fracassants, stridents parfois et rythmés de variations sonores diffuses. Un vynil tourne sur une platine rouge. La classe!
R. me raconte sa vie, la mort de son père, l’alcool, la mort en face de lui, une fois, deux fois, trois fois; la violence de la vie et cette décision de chaque instant de choisir quand-même pour elle. Envers et contre tout…Ce combat génère en lui une rage créatrice. Il allume son ordinateur et me fait écouter sa dernière création enregistrée dans un studio new-yorkais. Je me laisse emporter dans son univers sonore, il m’y entraine et ne m’epargne pas. Le voyage est bouleversant.
La vie n’épargne pas davantage ceux qui ne la fuient pas. Mais du moins, ceux-là connaissent leur combat.
READ MOREMarcher sur les lignes de fractures
Un premier rayon de soleil m’a soustrait de la torpeur de la nuit. Le kiosque du parc Hap à Etterbeek dans lequel j’ai dormi est tapi d’un feuillage généreux. On s’y sent bien. Je rassemble mes affaires avant que le Gardien de la Paix, seul maître du site, n’ouvre la porte à tous ceux qui s’y pressent pour trouver un peu de calme.
Je quitte le parc et je prends la direction de l’Est. C’est sans doute un vieux réflexe qui me reste de ma longue marche vers l’Orient. J’aime marcher au matin ébloui par le soleil levant. Mes pas me mènent vers Saint-Josse-ten-Noode. Je traverse le Parc du Cinquantenaire et j’emprunte la rue du Noyer. Il fait chaud. Assis sur une chaise, un homme âgé égraine son chapelet. Il est araméen. Il observe le va-et-vient de ceux qui se rendent dans la salle paroissiale où on tape la carte. Pas une femme dans la salle pour adoucir de sa seule presence l’ardeur bruyante des hommes.
Je franchis la chaussée de Louvain et j’entre dans Saint-Josse-ten-Noode. Le soleil est d’acier, la chaleur devient écrasante. La vie grouille et on s’affaire aux emplettes pour la rupture du jeûne de ce soir. J’entre dans une mosquée marrocaine qu’un jeune réfugié Syrien de Lattaquie m’indique. En y entrant on me demande d’aider à porter un panier de nourriture à la cuisine. Je rencontre le responsable de la petite mosquée de la rue Braemt. Il m’accueille avec magnanimité.
– Dans la maison de Dieu, tout le monde est le bienvenu. Mais pas pour loger.
J’arpente les petites ruelles paisibles de St.-Josse et je me laisse porter par le brouhaha des commerçants qui négocient sur le pas de porte de leurs commerces. À l’approche de Schaerbeek, dans les cafés, on semble moins se tenir aux prérogatives qu’impose le jeûne en ce saint mois de ramadan.
Au bout de la rue Josaphat, la large avenue Louis Bertrand rompt -par son allure bourgeoise et généreuse en formes voluptueuses- avec les petites ruelles des arriere-quartiers. Je franchis la chaussée de Haecht. De grosses berlines qui semblent offrir à leurs propriétaires une fausse impression de prestance, défilent. Je fuis cette artère bruyante et je redescends de l’autre côté. En bas du côteau, le mur du chemin de fer me barre la route. Des panneaux clignotants indiquent la direction des urinoirs qui jalonnent la rue d’Aerschot, le quartier chaud de la gare du Nord. Derrière les fenêtres des maisons closes, les regards sont insistants. Je me laisse happer par le goulot d’entrée à l’arrière de la gare. Il aspire tous les fonctionnaires qui passent par là. À l’interieur, je suis emporté par une masse uniforme qui se diffuse à la hauteur desdquais. Les regards sont fuyants. Ils est 17h15. Le flux ne tarit pas.
De l’autre côté de la gare, je retrouve le soleil de face. Du promontoire de la gare, j’aperçois au loin un trait vert. C’est le Parc Maximilien. Lorsque j’y arrive, je rencontre un autre flot humain. Couché et hagard cette fois-ci. Leurs regards me suivent.
À l’affût d’un peu d’humanité.
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L’antichambre de l’humanité
Que les choses ne se passent surtout pas comme j’imagine qu’elles se passeront. C’est le souhait que j’ai pour cette aventure urbaine et c’est ce que je voudrais continuer à explorer dans l’aventure urbaine. Mais c’est sans doute ce qu’il y a de plus dur dans cette aventure de proximité.
Voici le scénario de départ du jour. En quittant les Maroles, je reçois un message du Service de communication de la STIB : Nous sommes intéressés de pouvoir vous aider dans votre projet en vous proposant un libre parcours sur tout le réseau de la STIB durant votre mois d’expédition. Un laisser-passer m’attend au siège. Super nouvelle! Je m’y rends. Le temps est orageux. Je m’arrête dans la petite église de la Madeleine, le temps de laisser passer la bourrasque. J’y rencontre M., bénévole congolaise qui vend les cierges à qui j’explique mon aventure. Son fils est économiste et vit a Kinshasa. Comme tant d’intellectuels du pays, il est sans emploi. Le pays est en pleine déroute. Entourée de ses images pieuses, elle prend un air grave. Après un temps de silence et un visage à nouveau apaisé, elle me lance:
– Je sais où tu vas loger, attends.
Elle appelle l’une de ses amies, qui, une heure plus tard se pointe avec sa voiture. Je monte sans trop savoir vers où cela va me mener. Heureusement qu’en attendant j’ai pu aller chercher la carte de la STIB. A l’allure où vont les choses, je ne sais pas quand est-ce que je remettrai les pieds dans le quartier.
-Rita, enchantée.
Vingt minutes plus tard et deux communes plus loin, nous arrivons à Schaerbeek devant une maison élégante des années ’20 mais qui a été inhabitée pendant une bonne dizaine d’années. C’est ici que Rita et quelques bénévoles oeuvrent dans le cadre de leur asbl qui a pour but l’hébergement d’une famille nombreuse de Rom de Slovaquie.
Le dévouement des bénévoles est total, usant aussi. Les codes des résidants sont tellement différents et à bien des égards incompréhensibles à nos yeux. J’y suis accueilli les bras ouverts et on me désigne une piaule qui a été utilisée par un sdf. Je me dis que je ne resterai qu’une nuit. Finalement, je resterai deux jours et demi pour assurer la permanence dans la maison, car le bénévole qui devait le faire a dû être hospitalisé d’urgence. Encore une tournure inattendue dans ce périple. Entre l’Expédition Urbaine et le bénévolat dans une maison d’accueil pour Roms; il n’y a qu’un saut de puce…
La mémoire des pavés
READ MORETémoigner sans faire intrusion
Lorsqu’il y a la magie de la rencontre et que celle-ci mène à la confiance, évoquer dans ce contexte la place d’une caméra et/ou des reseaux sociaux n’est pas évident.
Hier, j’ai eu le cas avec F. qui m’a accueillie chez elle dans un appartement plein de cachet à Saint-Gilles où elle vit avec ses deux enfants. Alors que je lui demandais si je pouvais sortir la camera pour filmer, F. m’a fait part de l’embarras que celle-ci suscitait. Qu’est-ce que je la comprends… N’est-ce pas terriblement intrusif de laisser rentrer mille yeux dans son salon alors qu’une seule personne y est invitée? À force de tout vouloir montrer, que montre-t’on encore réellement ? Quelle place laisser au suggestif ? Comment filmer dans un contexte non-enscené d’une façon subtile? Comment vivre des choses d’une grande intensité sans devoir assouvir ce besoin pressant de le partager immediatement? J’en arriverais même à penser que filmer sans carte mémoire serait une option, mais je rassure les généreux donateurs pour le documentaire, je ne vois là pas une solution.
Cela pose la question de ma position face au résultat. Il ne sera jamais tel que je me l’imagine car je ne sais pas de quoi sera fait mon lendemain dans cette aventure urbaine. Sans doute devrais-je ici aussi, comme pour toute autre marche, me dire que ce qui compte n’est pas le résultat, mais bien le chemin qui y mène. Que notre route soit encore longue…
READ MOREBonté divine
Alors que le jour avance et que je déguste encore l’effet que m’a laissé cette première nuit dans la forêt embrumée, déjà pointe la question de la rencontre salutaire: qui me fera passer la prochaine nuit? Comment la trouver cette pépite? Elle est là quelque part et quelque chose me dit que ce n’est pas en restant les bras (ou les jambes) croisés que je vais la rencontrer. Je m’engage sur la Promenade verte qui fait toute la circonférence de Bruxelles. J’y croise des botanistes urbains, de jeunes Africaines Luxembourgeoises qui prennent en photo des fleurs, des alterophiles qui se sont encourus des salles de musculation, un lobbyiste qui a quitté le monde de la finance dure pour faire du lobby pro-environnemental, … Cette petite portion de cordon de verdure attire a elle seule tout un peuple d’enthousiastes. Vous manquez d’imagination? Alors allez faire un petit tour sur la Promenade verte et vous en reviendrez avec un esprit bouillonnant d’imagination.
Je la quitte le vers 18h et je me rends en direction de Boitsfort. Au-delà de la place Keym, j’aperçois une jolie petite église vers laquelle je me rends. À sa sortie, je demande à quelques fidèles si l’un d’entre eux peut m’héberger. La question est à peine terminée que déjà l’invitation tombe: Venez chez moi, me lance une dame d’origine africaine. Cette dame avec beaucoup d’allure s’appelle Leonie. Elle est veuve d’un médecin Belge qu’elle a connue au Katanga. Elle loge dans son bel appartement de Boitsfort sa vieille sœur qui vit 6 mois par an. Lorsque Léonie ouvre la porte d’entrée, elle lui lance: On est là ! Georgette n’a pas l’air d’être étonnée pour un sou que sa soeur se pointe avec un etranger. D’emblée elles se mettent à l’œuvre pour m’accueillir comme le veut la tradition africaine. Au menu: fufu et poisson d’eau douce.
À cette allure-là, moi, j’annule mes vacances d’été…
READ MORELe chemin est partout
On imagine un petit peu les grands départs comme le miroir de l’arrivée du long périple, style “Autant en emporte le vent”. Eh bien hier, pour le départ de la longue marche urbaine on était un petit peu dans une autre configuration. Céline, la réalisatrice du documentaire me filmait préparer mon sac pendant qu’un journaliste m’appelait alors que les enfants se disputaient pour des broutilles. Finalement le grand départ s’est fait non sans beaucoup d’émotion. Je n’avais jamais vécu ce sentiment de partir au loin alors que géographiquement je reste tout près de chez moi. C’est assez surréaliste comme impression.
J’avais besoin de marquer une transition entre les semaines chargées précédant mon départ et la plongée dans la jungle urbaine. Je me suis dit que la forêt ferait cette belle transition. 20.000 pas plus tard je suis arrivé dans un endroit magnifique.

selfp
Le Champ du Roi
Dans quel autre endroit que celui portant un nom tel que le Champ du Roi aurais-je pu démarrer cette aventure urbaine? J’ai la chance d’y vivre. J’y vis avec ma femme et mes trois enfants et on y est bien. Alors pourquoi les laisser derrière moi? Pourquoi partir? Je quitte le Champ du Roi pour aller vers le champ de l’inconnu et en faire mon plus fidèle allié, je l’espère…
Partir, c’est toujours mourir un peu.
J’entreprends ce périple pour goûter davantage à l’intensité de l’instant avec tout ce qu’il peut comporter de riche, même si je reste dans un environnement éminemment connu.
Demain commence ce périple un peu fou, je le conçois. Je suis assez excité, un pincement au cœur, évidemment, et tout ça, parce que je pars à maximum 7 km de chez moi.
Je remercie ma femme, Jessica Hilltout, grande photographe et qui a l’œil pour les choses subtiles. C’est elle qui a été ma plus fervente supportrice dans l’ébauche de ce voyage.
Merci aussi à tous les contributeurs qui soutiennent la réalisation du documentaire, sans oublier tous ces messages cordiaux reçus par mail et via les réseaux sociaux.
Demain commence l’aventure et elle se déroulera peut-être devant votre porte…
Ce projet, c’est la faute à Paolo !
Peu avant que la guerre en Syrie n’éclate, Paolo Pellizzari, un ami photographe, m’a proposé de refaire le même trajet que j’avais parcouru à pied en 2005 jusqu’au Proche Orient. Il m’avait proposé de faire un film sur base de mes propres images tournées et de les agrémenter d’interviews de personnes vivantes sur les fractures culturelles, politiques et ethniques de cet axe Est-Ouest. Le but était d’en faire un 52′ qu’on a présenté en 2010 au Cinéma Vendôme à Bruxelles. Il y a 3 mois, ce même Paolo (un vrai lascar!) m’a fait comprendre que ma marche au long cours nécessitait une suite. J’étais tout à fait d’accord avec lui.
Partir au long cours à nouveau? Même si j’en rêve, cela n’a pas de sens vu que je suis marié et que j’ai trois enfants. Il me fallait partir de là où j’étais. Empêtré dans un boulot qui ne me correspondait plus et qui m’étranglait. Puis, avec la même désinvolture il m’a proposé de partir marcher un mois dans ma propre ville. C’était une évidence.
C’est donc ici, qu’à partir du 19 mai, fréquemment, je posterai des impressions sur cette “expédition urbaine” que j’entreprendrai pendant un mois.
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